De son académie d’Abidjan, où les jeunes s’entraînaient pieds nus, sont issus des générations entières de joueurs ivoiriens. Formateur visionnaire, Jean-Marc Guillou est, à 71 ans, une voix unique dans le milieu du ballon rond. Interview
source www.letemps.ch
Jean-Marc Guillou a eu plusieurs vies. Il y a d’abord eu le footballeur magnifique, qui a offert au SCO Angers ses plus belles années. Il laissa place progressivement à l’entraîneur habité, passé par Servette au milieu des années 80. Vint enfin le formateur aux méthodes d’enseignement du football singulières. De son académie, fondée à Abidjan, sortirent la plupart des meilleurs joueurs ivoiriens de ces dernières années, des frères Yaya et Kolo Touré à Gervinho, en passant par Emmanuel Eboué et tant d’autres.
Tendu entre ces différentes vies, un fil rouge: l’idée que le football doit être un spectacle, un plaisir à jouer autant qu’à voir. L’habile dribbleur est devenu un coach obsédé par la bonne utilisation du ballon, puis un visionnaire de la formation convaincu qu’une technique irréprochable est la clé de la réussite.
Tout n’a pas toujours souri à Jean-Marc Guillou: les portes de l’équipe de France ne se sont ouvertes à lui qu’à l’âge de 29 ans, son palmarès est resté peu garni et il a dû quitter son académie ivoirienne en 2006, suite à différents conflits. A 71 ans, l’homme continue d’exploiter, via sa société JMG Football, un concept de formation qu’il a exporté dans de nombreux pays (Mali, Thaïlande, Madagascar, etc.) et de faire entendre, dans l’univers mondialisé du ballon rond, une voix rare, iconoclaste et donc précieuse.
Le Temps : La Côte d’Ivoire, tenante du titre, a été éliminée de la Coupe d’Afrique des nations dès le premier tour. Qu’est-ce que cela vous inspire?
Jean-Marc Guillou : Que cela peut arriver, tout simplement. Je suis proche des dirigeants de la fédération et je sais qu’ils avaient beaucoup d’espoir pour cette compétition. A raison: la Côte d’Ivoire compte de bons joueurs à tous les postes. Mais le football n’est pas l’arithmétique; c’est une science humaine. Ce n’est pas facile d’assumer un statut de favori. Se dire «nous devons gagner», c’est avoir une pression folle à gérer. Maintenant, je suis déçu pour les gens que je connais. Ils vont être très critiqués. J’espère que cela les incitera à entamer un travail de fond.
Que reste-t-il de votre académie d’Abidjan dans l’équipe nationale ivoirienne ?
Salomon Kalou, qui est passé par chez nous. C’est tout. Il aurait pu y avoir Gervinho, mais il était blessé.
N’y a-t-il pas un héritage, au-delà des joueurs ?
Ah si. Ce que l’histoire de l’académie démontre, c’est qu’il est possible d’avoir de bonnes générations de footballeurs en Côte d’Ivoire, car on y trouve naturellement du talent. Je ne l’ai pas inventé, j’ai juste su le développer. Ce talent n’a pas disparu; c’est juste qu’il n’est plus aussi efficacement exploité.
Y a-t-il, en Côte d’Ivoire, plus de talent qu’ailleurs ?
Il y en a dans tous les pays. Partout où nous avons ouvert des académies, nous avons obtenu des résultats, nous avons «produit» des internationaux. Mais en Afrique de l’Ouest, il y a une culture du football plus développée qu’en Asie, par exemple. Pourquoi? Parce que beaucoup d’enfants se retrouvent dans la rue très tôt, et le ballon arrive vite lui aussi. Et puis – c’est aussi une partie de l’héritage de l’académie – le regard de leurs parents sur le football a évolué. Au début, quand les enfants rentraient à la maison, ils se faisaient engueuler pour avoir joué au football plutôt que d’étudier, de lire des livres. Désormais, lorsqu’un enfant montre des aptitudes dans le football, ses parents l’encouragent dans ce sens. Ils ont vu la réussite de beaucoup des académiciens, qui ont gagné beaucoup d’argent avant de le réinvestir en Côte d’Ivoire. En Thaïlande ou à Madagascar, c’est différent, les jeunes n’ont pas forcément cette envie de quitter leur pays. En Afrique de l’Ouest, le football représente quelque chose de différent, une expérience recherchée.
La Côte d’Ivoire ne s’est jamais distinguée en Coupe du monde alors que certains assuraient qu’elle la gagnerait en 2006 ou en 2010 grâce aux joueurs de l’académie d’Abidjan. Que s’est-il passé ?
J’ai eu de gros désaccords avec un important responsable du football ivoirien, qui s’est battu pour minimiser l’influence de l’académie sur l’équipe nationale. La Côte d’Ivoire, ça aurait dû être dix académiciens, plus Didier Drogba, plus un bon entraîneur, et ainsi, elle aurait gagné plusieurs Coupes d’Afrique des nations consécutives. Quant au Mondial, elle aurait eu ses chances. Je me suis proposé pour prendre la tête de l’équipe en 2010. J’étais prêt à le faire sans être payé à moins d’obtenir des résultats. Mais j’avais trop critiqué les décideurs… C’est dommage: cette génération n’a pas obtenu tout ce à quoi elle aurait pu prétendre. Oui, la Côte d’Ivoire aurait pu gagner la Coupe du monde. C’est du gâchis.
Où en sont vos relations avec le football ivoirien ?
Beaucoup d’anciens académiciens prennent petit à petit des fonctions dirigeantes et ils poussent pour que je revienne. A la Coupe d’Afrique des nations, le Mali a sélectionné six joueurs sortis de l’académie que nous avons ouverte et ils pratiquent un football qui plaît. Tout cela contribue à me recrédibiliser en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, nous y avons rouvert une académie, mais elle ne fonctionne pas encore, nous n’avons pas entamé la phase de sélection. Et puis la fédération a mandaté ma société pour réfléchir à la mise en place de compétitions pour les jeunes. On se rappelle de mon nom.
Il revient souvent lorsqu’on évoque les influences de Lucien Favre et Arsène Wenger…
Je pense que chacun est influencé par tous ceux qu’ils rencontrent. On cite toujours ce dont on s’inspire. Moi, entre autres choses, c’est le football total de l’Ajax, celui de Johan Cruyff et de l’entraîneur Rinus Michels. Mais j’ai aussi été influencé, en creux, par des techniciens que je n’ai pas aimé, des exercices dont je me suis dit: «Ça, je ne le ferai jamais.» Alors, puisque j’ai beaucoup parlé avec Lucien Favre, que j’ai côtoyé à Xamax, je pense qu’en positif ou en négatif, il est possible que j’aie eu une influence sur lui.
Vous reconnaissez-vous dans le projet de jeu qu’il développe à Nice ?
Les équipes de Lucien veulent toujours jouer, alors que beaucoup d’entraîneurs se montrent restrictifs, surtout en France. Lui, il contribue à faire évoluer la situation. Quand on voit l’OGC Nice monter à Paris avec l’ambition de jouer et mener 2-0, on comprend que cela vaut la peine. A Arsenal, il y a aussi une certaine idée du football. J’ai connu Arsène quand j’entraînais Mulhouse. Nous jouions très bien. Il est venu me voir car il se demandait les exercices que j’utilisais pour arriver à ce beau football.
Contrairement à Favre et Wenger, vous ne vous êtes jamais installé sur le devant de la scène en tant qu’entraîneur. Pourquoi ?
Je ne l’ai pas voulu. Après avoir entraîné Servette, j’ai préféré faire autre chose. J’aurais pu avoir du succès à la tête de grands clubs, mais je pense qu’il faut parfois savoir dire «oui» quand on pense «non» – même si je ne dis pas que Lucien et Arsène ont dû s’y résoudre – et je n’ai pas la personnalité pour ça. Mais de mon point de vue, le drame de l’entraîneur, c’est qu’il doit davantage faire savoir qu’il est bon plutôt que développer son savoir-faire. Moi, j’avais un savoir-faire, mais je me suis dit qu’il serait plus utile dans la formation. Et je vais vous dire: mes moments les plus heureux dans le football, c’est quand je vois des gamins qui jouent bien et que je peux me dire que j’y suis pour quelque chose.
On dit de vous que vous êtes un théoricien ou un intellectuel du football. Cela vous plaît ?
Je comprends qu’on puisse le dire. Car j’ai beaucoup réfléchi sur le football. J’ai créé un programme pour analyser les performances des joueurs, j’ai dû m’interroger sur ce qu’il fallait valoriser et ce qu’il fallait minimiser pour bien les appréhender. J’ai même imaginé une terminologie propre au football. Cela n’existe pas officiellement, ce qui est incroyable. Ce sport intéresse le monde entier et il n’existe aucun lexique partagé. Pouvez-vous me donner le sens du mot «tactique»? Quoi que vous répondiez, ce sera votre propre définition.
C’est un problème ?
Parfois, quelqu’un me dit: «Ah, ce joueur, il est bon!» D’accord, mais combien, comment est-il bon? Il me dit alors: «Eh bien, il est puissant!» Oui, mais combien est-il puissant? Dans mes académies, j’insiste sur une philosophie, mais pour produire un discours compris par tout le monde, c’est important de s’entendre sur le sens des mots. C’est quoi, «le talent» d’un joueur? Chez nous, la technique, c’est ce qu’un joueur est capable de faire avec un ballon. La tactique, c’est la capacité à faire le bon choix dans le jeu pour aider l’équipe. Reste la principale inconnue, surtout chez les jeunes: le physique, susceptible de se développer. Et puis il y a encore les qualités morales, qui fonctionnent comme un coefficient. Egales à 0, elles invalident toutes les autres qualités. Si elles se montent à 2, elles multiplient les habiletés techniques, tactiques et physiques. Tout cela, ça vous donne le talent d’un joueur.
Vous considérez-vous comme un idéaliste ?
Je veux former des joueurs honnêtes, bons techniciens, qui ne perdent pas le ballon et qui savent en faire une bonne utilisation. Dans un certain sens, oui, je poursuis un idéal.
La méthode Jean-Marc Guillou
L’aula des Jeunes Rives, à l’Université de Neuchâtel, a pratiquement fait le plein pour la conférence de Jean-Marc Guillou, ce mercredi. A l’invitation du Centre international d’études du sport (CIES), le technicien français promettait de détailler le fonctionnement de ses académies de formation.
Au coeur du projet, il y a trois commandements: tu ne mens pas, tu ne voles pas, tu ne triches pas. «L’entraîneur doit aussi être un éducateur, a sermonné l’orateur. Nous ne formons pas que des joueurs, mais des hommes.»
Mais ce sont bien les principes de l’enseignement du football qui distinguent la «méthode JMG». Il y a d’abord le processus de sélection, extrêmement strict, qui ne retient que les joueurs dont les chances de jouer en équipe nationale s’élèvent à «plus de 75%». Il y a ensuite un net accent mis sur l’apprentissage technique, avec des tests à réussir, dont beaucoup sont basés sur la capacité à jongler avec toutes les parties du corps autorisées. Pendant plusieurs années, les enfants évoluent pieds nus. Cela leur permet d’apprendre à réaliser les différents gestes à une vitesse maximale, qui serait moindre à cause du poids des chaussures. Et puis l’acquisition du sens tactique se fait essentiellement lors de confrontations internes.
Jean-Marc Guillou insiste sur l’aspect qualitatif du processus. Peu de jeunes sont retenus, mais des bons. Ils s’entraînent énormément (jusqu’à quatre heures par jour en plusieurs séances) et de manière très encadrée (un entraîneur pour cinq ou six joueurs). La formation dure jusqu’à huit ou neuf années. A l’âge de 18 ou 19 ans, les «académiciens» doivent être mûrs pour s’intégrer dans le football professionnel.
Lionel Pittet
@lionel_pittet